Elle était proche de sa mère. Elle aurait pu enfin poser la question qui lui brûlait les lèvres.
"Maman. Est-ce que je suis vraiment quelqu'un de si mauvais ?"
Mais elle n'osa pas. Sa mère avait passé une mauvaise journée. Résolue à demander plus tard, elle alla s'installer dans la voiture.
Le long de la route bretonne, sa tête devint lourde, et elle tomba dans une rêverie mêlée de passé. Elle n'avait pas eu de ses nouvelles depuis quatre jours. Elle était inquiète, triste et en colère.
Comme ce fameux soir.
Comme cette fameuse journée.
En se réveillant, le mardi, elle avait senti la fatigue parcourir tout son corps pour remonter dans son crâne. Elle se consola en pensant que le soir, elle dormirait près de lui, dans ses bras et sa chaleur, dans son odeur et sa douceur. Elle prit un déjeuner, tant bien que mal. Une tranche de brioche suffisait à lui donner de terribles nausées. Elle retint son corps, l'esprit luttant contre lui. Sous la douche, elle s’inquiétait du manque de réponse de cet homme. Et s'il ne voulait pas d'elle durant la nuit ? Elle savait qu'une part d'elle en mourrait, comme les héroïnes de romans dont elle se moquait autrefois.
La réponse tomba à la fin de l'épreuve. Quand enfin, elle aurait pu se sentir libérée, elle ne ressentit qu'une tristesse, une vexation et une lassitude extrêmes. Elle attendit leur amie une heure, avant de prendre le repas, fumant cigarette sur cigarette tandis qu'elle ruminait sa déception. Sa colère venait et refluait en vagues dans sa poitrine. Elle avait envie de pleurer, et de l'envoyer se faire foutre, puisqu'il la trahissait encore.
Elle y alla avec leur amie. Il leur offrit une bière. Elle avait l'impression de n'être qu'une ombre floue, comme depuis quelques semaines, de ne pas être visible, de ne même plus exister. Cet appartement, elle le connaissait par cœur. Elle pouvait le traverser les yeux fermés. Pourtant, elle s'obstinait à regarder les murs, ses genoux et les draps du lit. La colère devenue fureur, la tristesse devenue haine, elle se sentait éloignée de cet homme dont les regards la fuyaient.
Chez elle, elle mit de la musique. Bouger son corps, sans que personne ne puisse la juger lui faisait un bien fou. Son sac fut fait en quelques minutes et quelques sms. Quand certains ressentent une rage de vivre, elle ressentait une rage de mourir. Elle installa le couchage pour leur amie et se dévêtit entièrement. La chaleur de l'après-midi et la colère lui avaient donné chaud. Ivre de rage et de colère, elle entra dans la douche, sous l'eau fraîche. Elle essaya de penser à autre chose. Autre chose que les méchancetés sans fond qu'elle avait envoyé en réponse à celles nées d'une trop grande douleur. Autre chose que l'agacement. Autre chose que la tristesse.
Quand elle sortit, couverte d'eau encore, elle dédaigna la serviette pour s'interdire de retrouver son téléphone immédiatement. Elle se prépara. Se fit belle comme elle l'avait prévu. Sa rage la transformait en une sorte de déesse à ses propres yeux, et elle constata par la suite qu'elle n'était pas la seule à éprouver cela.
Mi nue, elle trouva son téléphone. Affiché, le sms de trop. Il fallait qu'ils règlent leur compte, et de façon rapide. Sur la route, les gens se retournaient sur cette furie qui courait presque, laissant derrière elle une trainée musicale de death metal et un parfum de fleur. Par chance, la première et la seconde portes étaient ouvertes. Elle n'aurait pas voulu que tout cela se passe dans la rue.
Contre sa porte, elle lui demandait de sortir. Juste ouvrir. Elle entendait les sanglots et la musique, les éructations qui prouvaient qu'il buvait une quantité importante de bière. Plusieurs fois, elle se jeta vainement contre la porte, espérant encore qu'elle s'ouvrirait bien après que son épaule soit devenue douloureuse. Parfois, elle le sentait tout proche. Elle savait qu'il était juste derrière, à la narguer. Elle ne put se résoudre à exécuter ses ordres et à partir qu'après s'être fait violemment disputée par leur amie.
Sur la route, elle reprit Benighted. Les larmes dévalaient ses joues rougies par la honte de l'avoir laissé si faible, et sa propre couardise. La brûlure de la cigarette sur sa langue et dans sa gorge lui faisait un bien fou. Quand elle arriva, tous se retournèrent et restèrent muets, soit de leur étonnement de la voir en robe, telle une madone éplorée, soit de la gêne que tous ressentaient en ce moment.
Au restaurant, la pluie battait la surface vitrée. Leur ami lui prit son téléphone, dont la batterie avait été réduite à 30% par l'aventure du palier, et le coupa en lui interdisant de le rallumer. Elle ne le fit que deux fois au cours de la soirée.
Dans le bar, ils étaient tous trempés, mais l'alcool l'aida. Elle était heureuse, et une partie de sa vie avait pris fin. Plus rien ne comptait. Pour quelques heures, il n'existait plus. Jusqu'à ce que leur ami lui tende son portable.
"Je ne sais pas qui c'est, c'est pour toi."
A sa pâleur soudaine, quand elle entendit la voix, ils comprirent. Elle s'excusa, sortit. Qu'il l'appelle ainsi après lui avoir refusé sa vue, après lui avoir résisté, c'était insupportable. Sa colère se condensa. Elle devint la reine des neiges, et les mots coulaient de sa bouche, glaciaux et pétrifiants. Dans sa poitrine, son cœur durcissait et se craquelait au fur et à mesure que le froid envahissait son être. Elle avait à peine raccroché que leur ami était là, accompagné d'un autre. Une cigarette suffit à la calmer. Un homme vint lui parler. Elle déversa sa rage et son envie de plaire dans les quelques phrases qu'ils échangèrent. Par la suite, chaque fois qu'elle sortait, il venait aussi.
L'une d'entre elles, elle LE vit. Ses mèches blondes cachaient à peine son visage où elle crut voir un sourire qu'elle qualifia aussitôt de narquois. Elle connaissait son corps par cœur, elle ne pouvait pas se tromper. Leur ami l'emmena plus loin alors que toute sa fureur explosait. Le roux les regarda partir, avec l'air de celui qui ne comprends pas, tandis qu'elle hurlait en se débattant.
"Il n'a pas le droit ! Merde, il a pas le droit de m'ignorer et de revenir quand je commence à ne plus penser à lui. Je suis pas un jouet, pas son jouet..."
Il fallut trois cigarettes, leur ami, une autre encore, et un vagabond pour la calmer. Ses cours de théâtre lui permirent de reprendre le dessus, et c'est à nouveau en déesse froide qu'elle se dirigea vers le bar. Plus rien ne pouvait l'atteindre, elle avait bâtit une forteresse entre son cœur et l'extérieur.
Il fallut moins d'une heure pour qu'elle lui dise d'aller se faire foutre.
Quand il partit, elle ressentit à la fois un vague soulagement et une écorchure au cœur. Leur amie la réprimanda doucement. L'instant suivant, elle lui rappelait qu'elle n'était pas un jouet, et que d'une certaine manière, elle avait bien fait de ne pas se laisser faire. Elle lui rappela qu'elle n'était pas un jouet une dizaine de fois ce soir là.
Le reste de la nuit se passa en bières, en danse et en phrases étranges. Sur le retour, malgré l'heure avancée, elle souhaitait aller le voir. Tous lui dirent que ce n'était pas une bonne idée, et vaincue, ivre de fatigue et de tristesse, elle s'allongea, se promettant de le revoir avant de partir aussi longtemps.
Quand, quatre heure plus tard, elle composa le code, elle avait peur qu'il ne réponde pas. A son visage, elle comprit qu'elle l'éveillait. Elle avait besoin de le toucher, de lui parler, de lui pardonner. Le silence était malsain, les mots pires encore. Elle voulait lui résister, lui montrer qu'elle n'était pas un jouet, qu'elle pouvait être raisonnable pour deux. De toute sa conscience, elle luttait contre la voix en elle qui la suppliait de se laisser bercer par ces coups de reins qu'elle sentait proche.
Un échec.
Un parfait échec.
La honte, la colère et le dégoût d'elle même la submergeaient. Pour se donner une contenance, elle joua la femme froide et hautaine, elle fit celle qui s'en fichait. A l'amour qu'il semblait implorer, elle ne répondit que par des sarcasmes. En elle, quelque chose s'effondrait chaque fois qu'elle voyait à quel point il était perdu. Il lui semblait le violer. Cela devenait insupportable. Quand enfin il jouit, elle se sentit soulagée. Son parrain arrivait une demi heure plus tard. Elle devait partir.
L'après midi, quand elle voulu lui répondre, elle ne put pas. Quand elle tenta de l'appeler, elle tomba sur le répondeur. Chaque fois qu'elle envoyait un message, elle savait qu'il resterait sans réponse. Un vide l'emplit tout entière. Il avait fait le choix de l'effacer, quelques heures après avoir jouit contre elle. Elle ressentit son impuissance. Une cigarette et son poing fracassé contre le crépi de la maison de ses parents, le sang qui en coulait, accompagné des larmes, n'effacèrent pas cette sensation. La musique non plus. En un instant, plus rien n'avait de sens.
Depuis, elle avait continué à envoyer des sms dans le vain espoir d'une réponse. Puis elle s'était résignée. S'il avait choisi de l'effacer, elle devait montrer qu'elle l'aimait en acceptant. Elle avait du mal. Trop de mal. Pour se consoler et se blesser, elle pensait parfois à leurs nuits, aux moments de bonheur, et à ceux qui lui avaient fait croire qu'elle pourrait envisager une vie de famille avec lui. Un avenir au moins.
Elle s'était résignée. Au point de baisser les yeux et de fuir face à lui, quand enfin elle le revit une semaine plus tard. Au point de penser qu'elle n'avait plus le droit à une existence dans ce monde.